Une interview qui donne de l'air à gauche...
Anicet Le Pors, ancien ministre communiste de la Fonction publique, livre son analyse de la situation politique à l'Humanité magazine
Vous pouvez lire l'interview ci-dessous mais le mieux est encore de vous abonner à l'Humanité.
Je m'abonne à l'Humanité:
https://www.humanite.fr
L’ancien ministre Anicet Le Pors, 93 ans, l’affirme : le temps joue pour le camp progressiste. Celui qui fut l’un des bâtisseurs de la fonction publique revient sur l’état de la bataille idéologique actuelle et ne doute pas que, malgré les difficultés, l’avenir sera aux conquêtes démocratiques et sociales.
L’ancien ministre communiste de la Fonction publique (1981-1984) n’a eu de cesse d’œuvrer à une transformation sociale et radicale de la société, cherchant à ce que les citoyens s’emparent de leur destin en liant conquêtes économique, démocratique et sociale. Après avoir été météorologiste, économiste, juge de l’asile, conseiller d’État, ou encore responsable du programme constitutionnel du PCF, il a reçu « l’Humanité » chez lui, à Saint-Cloud (Hauts-de-Seine), pour un dialogue sur la crise démocratique en cours, la situation de la gauche, et les modalités futures de la lutte des classes. Bien la mener passe à ses yeux par prendre à bras-le-corps la question des services publics.
Que pensez-vous de la période politique que nous traversons, alors que Macron a fait de la casse sociale son mantra et que l’extrême droite progresse partout dans le monde ?
Elle est brouillonne. Le vrai n’émerge pas d’évidence. Mais c’est une sacrée époque : je crois que dans vingt ans nous dirons qu’elle était particulièrement intéressante, parce qu’elle porte les contradictions très haut, et qu’il y a un gigantesque travail intellectuel à mener sur plusieurs décennies pour en sortir. Avec le macronisme, nous vivons la poursuite d’un fouillis, d’un désordre, et surtout d’un pourrissement qui n’est pas achevé. La dissolution de juin elle-même ne constitue pas un événement, mais une étape de plus dans la phase de décomposition dans laquelle nous sommes depuis la chute des grands paradigmes du XXe siècle.
L’effondrement du communisme revendiqué a quelque part masqué ceux qui frappent le néolibéralisme et la social-démocratie, pour qui il y avait nécessité à se reconstruire, mais personne n’a rien fait. Je dis tout cela sans nihilisme, ni pessimisme. Je suis même plutôt optimiste. Mais nous sommes aujourd’hui en bas-empire, et les bas-empires sont toujours des périodes où il se passe des choses surprenantes et significatives.
Je crois que nous n’avons pas encore les clés pour tout décortiquer, ni prévoir quel événement, ou quelle catastrophe, pourra constituer un point de bascule et de renaissance. D’un côté, le capitalisme est de plus en plus tenté d’utiliser le populisme et de s’allier à l’extrême droite pour conserver le pouvoir, quitte à foncer dans le mur.
De l’autre, la gauche est désorientée et ne va pas assez loin. Elle s’investit beaucoup sur le féminisme et l’écologisme, sans parvenir à un paradigme unifié. Cela risque de durer : on ne fabrique pas un corpus idéologique comme le marxisme sur un coin de table. Nous devons trouver une nouvelle théorie globale, prenant bien sûr en compte les questions du féminisme, de l’écologie, de la démocratie et du pouvoir économique, mais avec une unicité théorique dans laquelle chaque composante s’incarnera sans s’écarter des autres, au risque d’éclater le tout pour se radicaliser en un seul et unique paradigme
Sur quelle base pourrait selon vous démarrer ce nouveau travail théorique ?
Je crois que la question des services publics peut constituer le socle d’un nouveau paradigme global. Les services publics peuvent fédérer la société tout entière. Il y a une véritable attente de tous les citoyens sur ce sujet. Or, cette attente est contrariée par le marché, qui veut des retours sur investissements, quand le service public ne recherche et ne produit que de l’efficacité sociale. Le développement des services publics pose également la question primordiale de la propriété, et de l’intérêt général. Il constitue, de plus, un défi immense aux yeux des dominants, car malgré leurs efforts pour fragiliser les services publics ils sont obligés de suivre un mouvement de fond.
Sur le long terme, les gouvernements, y compris les plus libéraux, ne parviennent pas à véritablement faire machine arrière. Les crédits augmentent parce que la société se socialise objectivement de plus en plus. Les dominants essaient d’en faire le moins possible, de casser et de marchandiser à chaque occasion, mais, de leur point de vue, ils patinent. Le mécontentement de la population qui n’a pas de services publics au niveau de la croissance de ses besoins met par exemple Emmanuel Macron dans une position intenable. Il fustige d’un côté le « pognon de dingue » donné aux services sociaux, et se fait de l’autre côté le chantre du « quoi qu’il en coûte » quand les besoins sont là. Je crois donc qu’il y a ici une très bonne piste pour reconstruire un paradigme…
Et pourtant, la gauche échoue pour le moment à faire la démonstration qu’elle est la plus crédible pour développer les services publics…
Parce qu’il n’y a pas assez de débats ! Parce que la gauche ne va pas assez loin et ne met pas la barre assez haut ! On a du mal à imaginer que, dans les années 1970, le problème numéro un qui faisait débat était celui des nationalisations et de la propriété publique. Aujourd’hui, plus personne n’en parle, ou presque. Mais qu’est-ce que l’on attend pour porter la nationalisation de tout ce qui relève de l’intérêt général et de la souveraineté citoyenne ?
Il n’y aura pas de services publics dignes de ce nom sans propriété collective et publique. Le travail n’est pas suffisamment fait aujourd’hui dans le camp du progrès. Ce n’est pas parce qu’au Nouveau Front populaire ils ont fait un programme en quatre jours que cela va faire l’affaire. C’est bien, il fallait le faire dans l’urgence.
Mais maintenant ? Quelle stratégie de conquête commune et sur quel programme ? Le programme commun de la gauche, dans les années 1970, c’était autre chose. Des années de travail… Plus de 600 personnes rien qu’à la commission économique du PCF ! J’ai vécu tout cela de manière euphorique et constructive. Même si, avec la distance, je vois quelles sont les limites de ce que nous avons fait. C’était un excellent programme, mais il ne convient plus du tout, car nous étions restés très gaulliens, enfermés dans une vision de l’économie hexagonale et monopoliste d’État. Or, nous avons aujourd’hui besoin de penser la question de la propriété publique et celle des services publics à l’international. C’est criant concernant l’énergie, par exemple.
Ce programme peut-il servir de base pour un réarmement idéologique de la gauche ? Que faire de l’héritage séculaire du mouvement ouvrier et révolutionnaire pour préparer l’avenir ?
Bien sûr, le programme commun peut aider, mais cela ne suffira pas. Il faut innover, inventer. La Déclaration universelle des droits de l’homme de 1789, la Constitution de 1793 et le préambule de celle de 1946 sont trois textes sublimes, mais nous sommes en 2024 ! Karl Marx est une source de réflexion quasi inépuisable, mais il n’est peut-être pas le mieux placé pour nous parler de quelles institutions nous avons besoin aujourd’hui en France. Le programme du Conseil national de la Résistance est lumineux. Les résistants avaient très bien compris la nécessité de conquérir le pouvoir économique. Mais il est trop pensé à l’échelle hexagonale pour répondre aux enjeux de notre époque
On ne peut donc pas se contenter d’appliquer des bouts de notre héritage : il faut s’en servir de carburant pour aller plus loin, beaucoup plus loin. N’oublions pas que la fin du patriarcat, à obtenir le plus vite possible, ne mettra pas forcément fin au capitalisme. N’oublions pas non plus qu’il n’y a pas que le capital qui détruit la planète, même s’il le fait actuellement avec une rapidité phénoménale.
Nous devons donc phosphorer beaucoup plus que nous ne le faisons. Il nous faut de l’audace, et il nous faut rechercher l’efficacité. J’ai par exemple longtemps cru que le mot de « communisme » était à protéger. J’ai changé d’avis : ce mot aura toujours une charge positive pour moi, mais elle est devenue inutilisable et interdit tout espoir révolutionnaire dans le temps présent. Dans l’immédiat, il nous faut trouver un autre mot-clé pour porter la transformation sociale.
Vous dites que le néolibéralisme est en crise, et que les dominants n’ont pas les coudées franches. Pourtant, le capital absorbe toujours plus de richesses créées par le travail, au détriment des travailleurs, avant de faire payer la note aux citoyens. Dans son budget, Michel Barnier prévoit 40 milliards d’économies…
Il n’est pas dans le pouvoir du capitalisme d’empêcher l’unité de destin du genre humain, c’est-à-dire la nécessité de voir les choses en commun. Notre époque, contrairement à ce qui se dit, est celle des coopérations, des interdépendances, d’une information diffusée en temps réel sur toute la planète, des solidarités. C’est une terre qui se socialise, qu’on le veuille ou non. Je suis persuadé que tout ce qu’arrachent actuellement les dominants est à regarder sur une période assez courte : sur le temps long, la dynamique n’ira pas dans leur sens. Je dis d’ailleurs depuis des années que personne n’arrivera à vraiment baisser le taux des impôts et des prélèvements obligatoires.
Pourtant, Emmanuel Macron a supprimé l’ISF, instauré la flat tax, baissé les impôts, mis en place des centaines de milliards d’euros de crédits d’impôts sans aucune contrepartie… En Angleterre, Margaret Thatcher avait fait de même…
Ce n’est pas contradictoire avec ce que je dis… Emmanuel Macron comme Thatcher avant lui ont voulu revenir sur tout ce que leur classe avait perdu. Ils ont cherché à satisfaire ceux qui ont le pouvoir économique, mais cela n’empêche pas la demande beaucoup plus volumineuse des gens qui sont dans leur grande masse les utilisateurs des services publics. L’exigence du peuple sur ce sujet est bien supérieure à celle des dirigeants des grandes entreprises. C’est cela qui va l’emporter sur le long terme. Nos défaites sur un temps donné valent moins que nos victoires à venir. La grande question est de savoir quel en sera le prix, mais la lame de fond est pour nous. Il en va de même concernant la fonction publique.
Mais la Cour des comptes préconise de supprimer 100 000 fonctionnaires. Le nouveau ministre de la Fonction publique, Guillaume Kasbarian, dit vouloir « débureaucratiser » la France… La réforme de 2019 d’Olivier Dussopt organise le contournement de la fonction publique avec la possibilité de recourir largement à des contractuels. Nos adversaires ne sont-ils pas en train d’inverser le rapport de force.
Le nombre de fonctionnaires au début du XXe siècle, c’était 200 000 agents publics, fonctionnaires et assimilés. Quand Maurice Thorez est devenu ministre de la Fonction publique à la Libération et qu’il a créé le statut, nous sommes passés à un 1,1 million de fonctionnaires, dont 50 % de contractuels. Quand je suis arrivé à mon tour au gouvernement en tant que ministre de la Fonction publique, en 1981, il y avait 2,1 millions fonctionnaires d’État. Quand je suis parti, c’était 4,6 millions de fonctionnaires. Aujourd’hui c’est 5,7 millions, avec 20 % de contractuels. Ils peuvent hurler autant qu’ils veulent contre les fonctionnaires et la fonction publique, s’attaquer en permanence au statut, comme ils le font, à l’échelle de l’histoire, nous progressons.
Il ne faut pas regarder que nos vies : Philippe le Bel sépare le pouvoir de Dieu du pouvoir du roi, et le monarque se dote d’un appareil d’État à ses ordres qui s’est sans cesse renforcé. À tel point que, des siècles plus tard, Louis XIV dit : « Je meurs mais reste l’État. » Effectivement : nous n’avons alors plus besoin de roi, et la Révolution française supprime le roi !
Il reste l’État et les citoyens qui s’organisent et se dotent d’agents nouveaux, car nous passons alors du « fonctionnaire sujet » au « fonctionnaire citoyen », au service de l’intérêt général. Il y a ensuite des reculs, mais la dynamique est là, renforcée plus tard par Maurice Thorez puis par moi-même. Bien sûr, Reagan et Thatcher ont fait beaucoup de mal.
J’ai vécu personnellement le tournant de la rigueur de François Mitterrand. Je vois bien ce que veut faire Macron et ce que voulait faire Nicolas Sarkozy avant lui : moins de fonctionnaires, des fonctionnaires dévalorisés et précarisés, et des fonctionnaires aux ordres. Mais je le redis : sur le temps long, la demande de services publics de qualité, et donc de « fonctionnaires citoyens » pour les faire vivre, sera la plus forte, quels que soient les reculs à venir.
Et je trouve à ce sujet très intéressant que le Nouveau Front populaire ait choisi Lucie Castets comme candidate pour Matignon alors que c’est une grande spécialiste et une grande défenseuse des services publics. Malheureusement, Emmanuel Macron s’est livré à un déni de démocratie de plus…
Comment voyez-vous la suite immédiate ?
Emmanuel Macron est un fondé de pouvoir fondamentalement et professionnellement incompétent. Il a un mépris souverain du monde du travail et du peuple. Il ne conçoit pas qu’il y ait un pouvoir local et méprise les maires. Le Parlement pour lui n’est qu’une chambre d’enregistrement.
Le gouvernement est à ses yeux un secrétariat. Et il se qualifie lui-même de Jupiter au-dessus de tout cela. Il est profondément rétrograde et réactionnaire. Il n’a ni l’histoire comme de Gaulle, ni la compétence politique comme Mitterrand. Il a donc beaucoup contre lui. Le malheur, c’est qu’il tombe dans une période où les crises peuvent utiliser des hommes nuls. Il ne laissera aucun souvenir.
Michel Barnier est un bon manœuvrier. Mais il ne durera que quelques mois. Au fond, l’épisode Macron est surtout une manifestation de crise des dominants, le grand danger étant, je le disais déjà en 2017, une jonction des néolibéraux et de l’extrême droite. À la gauche de se montrer à la hauteur. Je lui souhaite beaucoup de courage : la lutte des classes n’a jamais été quelque chose de simple…